L’essence d’une œuvre
Certaines œuvres se présentent à nous à travers un « effet », qu’il est important de distinguer de l’œuvre dans son essence. Pour Joukhadar, un bon mélomane, par exemple, doit pouvoir apprécier et reconnaître la valeur d’un morceau, que ce dernier soit interprété par un soliste, un petit ensemble ou bien par un orchestre symphonique. Il relate une de ses expériences :
« J’ai fait écouter à mes amis Orphée, le merveilleux poème symphonique de Liszt, remarquablement transcrit par Saint-Saëns pour trio violon, violoncelle et piano. Ce n’est qu’en écoutant la version orchestrale qu’ils ont apprécié la beauté de la mélodie, le message, la beauté des accords et de l’harmonie dont l’essence était pourtant bien mieux reflétée dans la version trio. Il y a une part évidente de subjectivité. Il est vrai que l’orchestration est un art, mais la musique elle-même existe dans sa beauté, même si elle est exprimée sous une forme plus simple au moyen d’un seul instrument. La version trio permettait de goûter bien plus directement la beauté de certains accords. Mes amis n’ont pas pu apprécier la musique à l’état pur ; la part de l’effet est intervenue dans leur appréciation. »
S. Joukhadar
Il va de soi qu’on peut apprécier l’orchestration comme instrument servant à transcrire le potentiel d’une composition, son essence, mais il ne faut pas confondre les deux. On peut être dupé par l’effet sonore d’un orchestre dans une œuvre symphonique pompeuse, mais pauvre en substance. Il faut être conscient de l’œuvre à l’état originel, telle qu’elle serait si elle avait été transcrite pour un seul instrument.
Pour Joukhadar, une illustration exceptionnelle en a été faite par Liszt, qui nous a permis de goûter la même œuvre sous plusieurs formes, laquelle, de surcroît, était interprétée par lui-même : il a repris le Berceau pour piano dans son poème symphonique Du Berceau à la tombe, ainsi que son Angelus pour piano, repris dans un ensemble pour cordes et également pour grandes orgues. Il en est de même pour la version d’Orphée pour orgues, de Liszt: « il suffit simplement de ne pas être distrait par l’orgue et de se concentrer sur l’essence de la musique.» Joukhadar regrette ainsi que beaucoup d’œuvres passent inaperçues malgré la très grande beauté qu’elles renferment.
Il est donc impératif d’apprendre à distinguer l’essence d’une œuvre d’art de l’effet ; c’est bien l’essence qui doit être l’objet de notre appréciation.
Le lieu d’exposition
Le prestige du lieu d’exposition (musées, galeries etc.) est un autre élément qui perturbe l’appréciation de la valeur d’une œuvre. Pour Joukhadar, il est troublant de constater que certaines œuvres passeraient inaperçues dans un cadre ordinaire. Les premières expositions de graffiti urbains dans de prestigieuses galeries ont surpris le public, qui voyait jusque-là d’un œil désapprobateur cette invasion urbaine de peinture au pochoir et l’assimilait à du vandalisme.
Comme de fidèles clients d’un établissement qui nous aurait habitués à des produits de prestige et de qualité, serions-nous subjugués par toute nouvelle offre, perdant tout discernement même devant une marchandise de peu de valeur ? Notre conditionnement à accorder une confiance absolue aux musées date de leur genèse au début du XIXe siècle. En effet, les collections exposées à l’origine étaient des œuvres d’exception, sélectionnées par des princes et monarques disposant de moyens financiers immenses et conseillés par des connaisseurs avisés et fidèles. À l’époque où la photographie n’existait pas, l’émotion du public était sans doute extrême face au bonheur et au privilège de voir de telles merveilles. Ayant appartenu à des monarques, ces chefs-d’œuvre exposés dans des palaces, avaient sans doute un ascendant quasi religieux. Le prestige de ces institutions et de ce qu’elles présentaient s’est manifesté même dans le langage courant, dans des expressions telles que « pièce de musée », pour exprimer la rareté et la qualité exceptionnelle d’un objet.
Après la Révolution, de demeure royale, le Louvre se transforma en une institution publique qui soumet ses chefs-d’œuvre au grand nombre. Ses premiers visiteurs n’étaient pas encore sous le joug d’un tapage médiatique incessant visant à promouvoir tel artiste, telle école ou tel courant. Ils venaient s’instruire, s’imprégner et s’inspirer librement de la grandeur des chefs- d’œuvre. On pouvait constater une certaine harmonie entre conservateurs, œuvres et public. Il existait, certes, des modes mais pas de cacophonie, pas d’écart immense dans l’estimation d’une œuvre et la sensibilité artistique. Il n’y avait pas vraiment d’artiste génial totalement incompris ou de courant sous ou surestimé, mais plutôt des modes qui passaient et des chefs-d’œuvre qui duraient. Cela est sans doute dû au cercle fermé et étroit entre artistes et commanditaires. Rembrandt, Greco et Goya ont pu occasionner un certain écart dans la perception, mais pas réellement un malentendu. Leur œuvre, jusqu’à la moitié de leur carrière, s’inscrivait dans le courant artistique de leur époque. Las de fignoler leurs tableaux, ils commencèrent à négliger certains détails et règles de forme au profit de l’essence. Leur démarche n’était pas vraiment révolutionnaire, mais n’était pas du goût de l’époque qui considérait qu’on pouvait travailler l’essence tout en soignant l’apparence.
Joukhadar constate que la cacophonie commence avec la naissance des conservatoires et des écoles des beaux-arts et leurs concours, tel le Prix de Rome, avec les salons et surtout la presse. C’est donc au XIXe siècle, avec l’apparition d’un grand nombre d’intervenants qui exercent leur influence sur l’artiste aussi bien que sur le public, qu’on voit émerger des dissonances profondes entre institutions, artistes et public, pour devenir aujourd’hui la règle, notamment autour de l’art contemporain.
Le flux ininterrompu d’objets venant enrichir les anciennes collections a généré l’apparition d’une succession de musées et de manifestations spécialisées, sans pour autant entamer le prestige et l’ascendant des musées.
Joukhadar invite toute personne voulant construire une sensibilité artistique propre et empreinte de justesse, à s’inquiéter de cette interférence et de cet ascendant sur sa lucidité. Pour libérer notre regard, il est important de nous poser une question légitime : quel aurait été le destin d’œuvres contemporaines si les institutions dans lesquelles elles se sont infiltrées n’existaient pas ? Auraient-elles même existé ? Il ne faut pas oublier, ce sont ces mêmes institutions qui ont détruit d’immenses artistes tels que van Gogh, tant il est vrai que personne ne voulait de ses œuvres de son vivant.
Il est vital, dans toute démarche de véritable analyse artistique, d’éviter la tentation de surestimer une œuvre en raison de l’institution qui l’expose, et surtout d’éviter la grave erreur de sous-estimer une œuvre uniquement parce qu’elle est hors de ce carcan institutionnel.
La signature de l’artiste
La juste évaluation de la qualité artistique d’une œuvre bute également, de toute évidence, sur l’influence de la signature de l’artiste. Si, à la suite d’une restauration ou d’une analyse de laboratoire, un tableau considéré jusque-là comme appartenant à telle ou telle école, ou bien comme une variante anonyme, s’avère un authentique de la main d’un des plus grands maîtres, on le voit soudain propulsé au centre de tous les intérêts. Il est légitime de s’interroger sur le processus qui a transformé notre regard et notre rapport à l’œuvre. Pourquoi le même tableau vu par des milliers de visiteurs durant des décennies et ne bénéficiant que d’un regard distrait, se trouve-t-il soudain digne du plus grand intérêt ? L’œuvre était-elle incomprise et sous-estimée ou bien est-elle désormais surestimée ?