Une approche réaliste

L’artiste et son époque

Prétendre comprendre une œuvre sans avoir une certaine connaissance de l’artiste est, pour Joukhadar, un terrain bien glissant. Un critique d’art qui a de bonnes connaissances sur l’artiste et ses intentions a très certainement une longueur d’avance sur un critique qui n’en a pas, à supposer qu’il sache en faire bon usage. On prête bien trop souvent à l’artiste des intentions qu’il n’a pas ; on parle en réalité des impressions de celui qui regarde l’œuvre, pas de l’œuvre elle-même. On peut, de toute évidence, considérer cela comme une liberté légitime, soit, mais il faut être conscient que c’est autre chose que l’œuvre en soi. Nous avons la chance de connaître les auteurs d’une grande partie des œuvres de l’histoire de l’art ; la quasi-totalité de l’art grec est signée, les œuvres chinoises ont le cachet bien connu pour identifier l’artiste, et plus on avance dans les siècles, plus les documents sont nombreux.

De même, on ne peut prétendre comprendre une œuvre sans avoir une certaine connaissance de la culture et des codes de son époque. Une étude remarquable de Schwarzenberg montre à quel point une analyse hors contexte peut en fausser la compréhension ; il en donne pour exemple la célèbre interprétation psychanalytique que Freud a faite de La Vierge et sainte Anne de Léonard, où il pensa déceler la représentation d’un aigle comme symbole sexuel lié à un souvenir d’enfance de Léonard. Ce dernier, dans son subconscient, aurait représenté sa mère naturelle et sa mère adoptive. En réalité, il est aisé de démontrer qu’à la même époque, de nombreux artistes reproduisaient des symboles dans leurs peintures, pourtant tous n’avaient pas le vécu de Léonard. Pour Joukhadar, cette approche relève du plus grand farfelu.

Que dire des tableaux de Jérôme Bosch, qui sont quasiment impossibles à déchiffrer sans connaissance des proverbes et adages de l’époque ?

Il faut être conscient de la culture de l’époque, de son contexte, de ses codes, pour éviter les anachronismes. Prenons comme exemple la célèbre Vierge de l’Annonciation d’Antonello de Messine, avec la main de la Vierge en avant, vue en raccourci. Ce raccourci, pour l’époque, était fascinant ; aujourd’hui il attire à peine notre attention. Un artiste, même amateur, comprend la difficulté de rendre un tel raccourci. Il est important de savoir que ce défi du raccourci était une obsession chez de grands peintres de cette époque, dont Mantegna (Le Christ mort), mais également Léonard de Vinci qui était subjugué par Antonello de Messine, le seul en Italie à connaître le secret des peintres flamands, peignant à l’huile. Léonard a peint la même main dans la Vierge au Rocher.

L’écueil du goût contemporain pour la nouveauté

Dans ses conversations sur l’art, Joukhadar s’est également souvent insurgé contre les effets de mode, qui peuvent porter aux nues, du jour au lendemain, certains artistes jusque-là méprisés et en bouder d’autres jusque-là appréciés. On a pu voir des œuvres atteindre un prix prohibitif du jour au lendemain.

En réalité, l’Europe cultive l’attrait de la nouveauté, comme une fuite en avant, et un mépris envers ce qui vient de précéder, et ce dès le Quattrocento. Les Chinois, eux, peignent les mêmes tableaux depuis plusieurs millénaires et ne se lassent pas. Ce besoin constant de renouveau se traduit par des sommets d’excès, mécanisme passionnel qui finalement, dans le temps, génère une dynamique de réaction/contre-réaction. Aux débuts de l’art abstrait, le figuratif était considéré comme une hérésie, puis l’hyperréalisme est apparu. On peut également rappeler que l’académie du XIXe siècle rejetait l’impressionnisme ; par conséquent, les musées italiens se sont trouvés très pauvres dans ce domaine, à la fin du XIXe et au début du XXe. Depuis quelques décennies, les Italiens achètent tout, passant d’un extrême à l’autre.

Pour Joukhadar, l’une des causes de cette insatiabilité est le besoin d’exprimer un point de vue personnel. Il est vrai qu’à ses débuts, l’art était intrinsèquement lié à l’Absolu. Jusqu’au début du Quattrocento, la civilisation est fondée sur une tradition véritable, avec une connaissance profonde de l’absolu et du sacré et non pas du sacré en tant qu’exotisme. A la Renaissance, l’art devient local, temporel et donc subjectif. Le même travers s’applique à la musique classique qui a pris une tournure incitant les gens à s’en lasser et à l’abandonner, tout simplement. Quand l’innovation devient le critère premier, cela mène à ce que nous voyons sur le plan pictural.

Joukhadar note que l’art asiatique, pour l’essentiel, ne s’est pas engagé dans ce cercle vicieux qui expulse vers le matériel, le temporel, l’actuel. Il nous cite l’exemple de l’art chinois authentique, où les éléments picturaux et les sujets ne sont pas vraiment temporels. Ils sont humains et représentatifs d’un état d’âme, d’une sensibilité, d’une poésie qui n’est pas liée à une décennie ou deux, alors que l’art occidental, après la Renaissance, devient en général « repérable » : un spécialiste peut, du premier regard, situer une œuvre dans une fourchette de deux ou trois décennies, par certains éléments temporels et locaux. Cela est la direction générale de l’art occidental qui n’est, de toute évidence, pas totalement local, temporel ou réactionnaire. La part d’atemporel et d’universel existe bien, à différents degrés selon les époques, bien qu’elle soit pratiquement perdue de nos jours.