L’art occidental
Joukhadar, au cours de ses conversations sur l’art et en entamant sa propre recherche esthétique, estime important de comprendre et de se situer dans l’évolution de l’art occidental. Il note que l’art occidental, après avoir pris une direction particulière à partir de la Renaissance, était arrivé après la première moitié du XIXe siècle à un plafond. Il était devenu littéralement figé. On a pu voir émerger des courants, tel le néo-raphaélisme britannique, qui consistait à produire des œuvres à la manière de Raphaël et dans son esprit. C’était une peinture à l’huile très soignée, à partir de photos, puisque la photographie était naissante.
Cette évolution est en lien étroit avec celle des académies ou des conservatoires. Avant la première moitié du XIXe siècle, il n’y avait pas d’académie à proprement parler. Des peintres étaient envoyés à l’école de Rome pour apprendre en copiant les anciens, mais il n’existait aucune académie. Liszt et Chopin n’ont pas étudié dans des conservatoires. À Paris, le premier de ceux-là a été créé par Cherubini. Tchaïkovski (mais en réalité Rubinstein) était l’un des fondateurs du conservatoire de Moscou. Cet essor des académies a été positif dans un premier temps, mais s’est finalement transformé en une tyrannie. Que de drames au sujet de tableaux refusés aux expositions officielles !
À partir de la deuxième moitié du XIXe siècle, ce plafond n’est pas resté inaperçu. En France, contre le style figé de l’Académie des Beaux-Arts, le Salon des Indépendants organisa à partir de 1884 de grandes expositions d’artistes au point de vue différent ; la devise de cette Société était « Sans jury ni récompense ».
C’est dans ce contexte de réaction contestataire qu’il faut situer l’évolution de l’art occidental après la deuxième moitié du XIXe siècle; des personnes sensibles réclamaient plus de liberté. Or on ne peut que constater que ce mouvement de libération salutaire s’est transformé avec le temps en un mouvement incessant de réaction/contre-réaction, où seule reste constante la volonté de surprendre, voire choquer. La révolte contre le carcan de l’institution est devenue anarchie ; de nouveaux courants naissent, durent une quinzaine d’années, s’épuisent et laissent place à un nouveau courant, une tyrannie en chassant une autre.
On vit émerger l’impressionnisme. Les tableaux finissant par se ressembler, on vit apparaître le pointillisme, applaudi comme une grande avancée. Les Fauves dépassèrent ce mouvement en déployant encore plus d’audace, s’appuyant sur la puissance des couleurs non travaillées, rehaussées de grandes touches de peinture vive. Après le choc de la guerre de 1914, on vit le cubisme prendre un essor considérable ; appuyé sur l’œuvre d’un Cézanne dont on fit grand cas. Il est intéressant de noter que lorsque Cézanne arriva à Paris, il existait des méthodes pour simplifier le dessin, qui consistaient à utiliser cubes et pyramides pour réussir une composition quelconque. On peut penser que cela avait inspiré Cézanne, qui, un peu désenchanté, décida que tout ce que l’on voyait pouvait être vu au travers de cubes et de pyramides. Bien que ce courant n’ait duré pas plus de vingt ans, cette envie de simplification est demeurée dans l’air du temps, avec Picasso, Braque, mais aussi avec les matériaux de construction. Le but primordial de ces artistes a été de libérer l’art de l’académisme.
Dans les années 70/80, il était devenu inconcevable de réaliser une œuvre figurative ! D’où la réaction du néo-réalisme. On a alors pu montrer au public des sculptures représentant de simples passants. Le surréalisme a duré deux ou trois décennies au maximum, puis a été suivi du dadaïsme. L’art abstrait a résisté un peu plus longtemps.
Joukhadar note une certaine hypocrisie et un manque de discernement dans cette évolution. Pourquoi bannir le figuratif alors qu’il est tellement apprécié dans les musées et que le même critique, partisan intraitable de l’art moderne, admire l’œuvre d’un maître du XVIe ou même du XVIIIe siècle? Pourquoi exclure une forme d’art qui a sa raison d’être et qui a fait ses preuves ? Ces créations ne sont pas juste des pièces d’archives puisqu’elles continuent à émouvoir un large public ; le même style peut encore donner de belles et grands œuvres. Joukhadar se souvient d’expositions de peintres flamands du XVIIe siècle, à Paris, au Grand Palais. Le musée était bondé. Les œuvres éveillaient un grand émoi. Ainsi, elles n’étaient pas dépassées. Un public raffiné est capable d’apprécier une diversité d’œuvres.
Aujourd’hui, en Occident, l’art figuratif a été tellement mis de côté et banni, que dans l’esprit des artistes modernes, maîtriser le dessin n’est plus fondamental. Joukhadar considère que cela est une grave erreur. Un bon musicien doit être, avant tout, un excellent technicien du piano, sans quoi il ne peut pas composer correctement. Il en a été ainsi pour Beethoven, Berlioz, Liszt. Les merveilles de ce dernier, par exemple, n’auraient pas pu être composées sans une connaissance approfondie du piano.
L’illusion de la nouveauté
Il est évident qu’il y a une véritable continuité dans l’art et qu’à chaque point de l’histoire, les génies sont nés de l’accumulation des strates culturelles précédentes. Il n’y a pas un seul art qui soit sorti du néant du jour au lendemain, sans qu’il soit basé sur une expérience antérieure. Cette accumulation d’expériences et de solutions existe dans tous les domaines de l’art. Même le cinéma, qu’on considère comme un art nouveau, a pris racine dans le théâtre et l’art pictural : les problématiques du cadrage, de l’éclairage, de la disposition des personnages, de la mise en scène…
Par ailleurs, l’art s’appuie sur une culture et tout un contexte, économique, religieux, politique etc. Si Beethoven était né ailleurs à la même époque, en Afrique du Nord par exemple, aurait-il produit ses symphonies ? Et si Léonard de Vinci était né en Turquie, à Constantinople en 1453 ou en France en 1895, qui aurait-il été ?
Si, au Quattrocento, l’Italie avait été dans une phase de grande pauvreté, si le pays avait été replié sur lui-même, la Renaissance n’aurait pas eu lieu. Avec l’âge d’or du commerce en Flandre, la richesse issue du commerce du hareng et le développement de leur flotte maritime, les Flamands entrèrent en contact avec l’Italie et rapportèrent des icônes et des retables. Tout ce commerce généra des richesses considérables et une élévation de la qualité de vie qui se manifesta par l’acquisition d’objets et d’œuvre précieux… C’est le terreau sur lesquels des génies ont pu éclore.
C’est la richesse qui a permis aux mécènes de se procurer des objets de luxe, plus travaillés, avec des matières précieuses. Par ce mouvement, le goût pour la qualité se développa et s’affina, le niveau d’exigence s’éleva. Cette ouverture et les contacts humains ont été vitaux. Ainsi, les prélats se déplaçant plus que le commun des mortels, ils pouvaient constater que des œuvres plus satisfaisantes existaient ailleurs et devenaient plus exigeants avec leurs artisans. Les princes, les rois, les chefs de tribus recevaient des présents précieux, d’une grande qualité, ce qui les formait à devenir des mécènes exigeants ; notamment après avoir vu les couleurs éclatantes des Flamands ou la qualité du rendu, le trompe-l’œil… Ce contexte économique et la proximité entre mécène, artiste, public a contribué au cercle vertueux qui a permis la Renaissance et ses génies.
Même en remontant dans le temps, on constate que c’est souvent une personnalité puissante qui donne l’impulsion. Akhenaton a fait réaliser en albâtre le Buste de Néfertiti, qui est d’une grâce inimitable! Lorsqu’on le voit de profil, on ne peut qu’apprécier l’extrême subtilité dans les courbes et les angles : l’inclinaison du cou, l’angle léger de la tête, celui de la coiffe…
D’autres mécènes se sont attachés à favoriser un mouvement littéraire ou musical. Il y eut une concentration de grands musiciens français sous Louis XIV, lui-même un passionné de musique et de danse. C’est justement à cette époque que le ballet est né !
Pierre le Grand est l’exemple le plus frappant ; il a lancé un grand mouvement qui a fait le prestige de la Russie, faisant venir de grands artistes pour construire Saint-Pétersbourg.
Frédéric II de Prusse recevait Rousseau, etc.
Des artistes ouvrent également des voies, mais sans le soutien de grands mécènes, de grandes œuvres peuvent rester longtemps ou à jamais inconnues du grand public.