Devant une œuvre d’art, toute personne raffinée serait bien gênée de donner un avis superficiel et subjectif, écho d’opinions d’autrui, quitte à passer à côté de grandes œuvres en les dénigrant, ou à encenser des œuvres sans lendemain. Situation peu valorisante si la personne se trouve face à d’autres personnes qui, elles, auraient pris la peine de construire un jugement personnel, fruit de leur sensibilité et d’une réelle culture artistique.
Joukhadar, dans ses conversations sur l’art, nous invite, en tout premier lieu à prendre conscience des sources de subjectivité qui sont autant d’obstacles entre nous et l’œuvre d’art, et en particulier à ne pas confondre Œuvre d’art et Objet d’art.
L’échelle de l’œuvre
Lorsqu’une personne achète une toile de 2 m de haut sur 3 m de large, elle entre en possession d’un « objet » peu banal, abstraction faite de sa qualité. De même, contrairement au support papier, souffre-douleur de nos propres expériences scolaires en matière d’art, déchiré, griffonné, froissé, jeté, piétiné, la toile, elle, est liée dans notre mémoire à l’excellence. Ne dit-on pas « toile de maître » ?
Serions-nous à ce point le jouet de notre subconscient? Pour Joukhadar, la confusion entre œuvre d’art et objet d’art provient d’un manque de lucidité. Il prend pour exemple l’œuvre de Miro d’environ 6 mètres de haut, œuvre vedette de l’East Wing National Gallery, commandée par le musée et réalisée avec des matériaux textiles spécialement conçus à Washington. La même œuvre réalisée sur un papier A4, exposée parmi toutes sortes d’aquarelles, de gouaches et d’huiles, laisserait le public plutôt indifférent, qu’il soit fait d’amateurs ou de connaisseurs.
Les monumentaux doigts sculptés par César, dans les années 80, seraient tout à fait insignifiants aux yeux du public s’ils étaient hauts de seulement 2 cm. Il en est de même pour la statue de la Liberté dont l’original à Paris passe inaperçu. Si la France avait offert l’original, il serait passé tout à fait inaperçu à l’entrée du Rockefeller Centre ou de Central Park, bien que cette œuvre soit du niveau du David de Michel Ange.
L’œuvre réalisée en grand a une influence indéniable ; elle déclenche un mécanisme fondamental et élémentaire dans l’esprit humain, le même réflexe primitif et instinctif qui régit nombre de situations dans le règne animal où le plus grand a toujours le dessus.
Pour Joukhadar, il est important de prendre conscience de ces mécanismes dans notre appréciation de l’art et d’apprendre à faire la part des choses. Cette question de l’échelle le préoccupait lors de ses premières productions. Il ne voyait l’œuvre d’art que dans son essence et restait perplexe, au cours de ses recherches esthétiques, en constatant la puissante intervention de l’échelle sur l’appréciation d’une œuvre par le public. Il a essayé de démontrer cette absurdité en montrant sur grand écran des images d’œuvres minuscules.
Mais finalement, compréhensif, il s’est résigné à soumettre sa propre production aux considérations d’échelle et cela par souci de communication. Il comprend qu’une personne, ayant payé cher un objet d’art, ait envie de l’exposer et de le regarder confortablement. Il devient partisan de la suppression de n’importe quel facteur qui entraverait la communication avec le public et réduirait son émotion, sans toutefois nuire à l’essence artistique de l’œuvre. Puisque l’artiste expose, cela veut dire qu’il communique avec autrui et se doit d’être intelligible.
Malgré cela, l’échelle d’une œuvre ne doit pas égarer notre appréciation. L’échelle n’a d’importance que dans le rapport entre l’œuvre, sa finalité et les éléments qui l’entourent. Elle n’intervient que dans la mise en valeur d’un élément par rapport à l’ensemble.
La valeur du support matériel
De même, les matériaux d’une œuvre d’art ne doivent pas non plus intervenir dans son appréciation. Léonard faisait déjà remarquer, avec une pointe d’amertume, que ce n’étaient ni l’or ni le précieux azur du lapis-lazuli qui faisaient la valeur artistique du tableau.
S’il existait un double en or massif d’une terre cuite de Rodin, coulé par des orfèvres, aurait-il plus de valeur artistique et de charge émotionnelle que la terre façonnée par les mains de Rodin ? Le magnifique cadre sculpté de l’Autoportrait de Rembrandt au Louvre fausse, par sa masse surchargée et dévastatrice, la lecture du chef-d’œuvre. Un cadre d’ébène simple et sans fioritures aurait été idéal.
Joukhadar se souvient de ne s’être jamais arrêté devant le gigantesque Sacre de Napoléon au Louvre : « Si je le faisais un jour, ce ne serait pas pour goûter à l’art mais uniquement pour identifier les personnages et repérer un quelconque clin d’œil de l’artiste. Mais je pourrais passer des heures à m’imprégner de la magie du dessin de Léonard, la Madonna Litta, et à en étudier les subtilités. »
Pour lui, c’est un constat révélateur de la tyrannie de la valeur du support : le Sacre de Napoléon est inévitable dans le parcours obligé du Louvre, alors que le dessin de Léonard est totalement hors circuit ; il n’est tout simplement pas exposé ! Il faut toute une démarche pour obtenir l’autorisation unique et non renouvelée de voir le dessin, ainsi que les autres chefs-d’œuvre du cabinet des dessins mystérieusement rebaptisé cabinet des arts graphiques. Signe des temps : l’ancien cabinet des dessins était ouvert au public de la Belle Époque, contrairement à l’actuel cabinet des arts graphiques.
Bien qu’une aquarelle soit de loin plus raffinée et artistique qu’une peinture à l’huile, Joukhadar constate que la dernière jouit de tous les égards et de tous les honneurs. De même une sanguine, avec ce qu’elle comporte d’essentiel en art, ou un pastel, avec ses qualités visuelles uniques, seront en général sous-estimés face à une huile.
Pourtant, un dessin de maître a-t-il moins de valeur qu’une peinture fignolée par le même maître, uniquement en raison du pigment et du support ? Le génie artistique ne réside certainement pas dans les dimensions de l’œuvre, ni dans la valeur du matériel choisi qui ne sont que la part de savoir-faire artisanal. L’œuvre d’art doit être appréciée dans son essence.