Subjectivité objectivité

Toute personne est libre d’approcher une œuvre d’art de façon subjective, selon ses propres goûts et critères. Mais il est également possible d’avoir une approche objective et d’aborder l’œuvre en faisant abstraction de ses propres goûts et critères ou de ceux de tel ou tel critique d’art. Le premier cas de figure est le plus général, certainement le plus confortable. Le deuxième nécessite un grand effort d’abnégation, d’abstraction, de l’expérience et une grande culture; il est plus rare. Il y a bien une troisième voie, celle de l’intuition ; la personne n’a pas vraiment fait d’effort d’abstraction, d’abnégation, n’a pas une immense culture mais possède une intuition juste.

La perception d’une œuvre

Pour Joukhadar, si une personne ne perçoit pas la valeur d’une grande œuvre d’art, c’est souvent par désintérêt ou par préjugé. Or une personne qui ne s’intéresse pas à une œuvre d’art ne peut pas être jugée insensible à l’art ; elle peut même avoir une remarquable sensibilité artistique, à son insu. D’autres personnes peuvent manifester un grand intérêt, qui n’est en réalité que mondanité et hypocrisie. D’autres encore peuvent être touchées et intéressées sans vouloir ou oser manifester leur intérêt, notamment si elles se retrouvent à contre-courant des critiques d’art.

Comment dès lors s’entendre sur le bien-fondé réel d’une œuvre ? Supposons que l’on assiste à l’ouverture assez pompeuse d’une exposition qui a bénéficié d’une grande couverture médiatique. Le nom de l’artiste est écrit en grandes lettres à l’entrée d’un lieu prestigieux. Les visiteurs entrent respectueusement dans ce lieu, en se disant plus ou moins consciemment: « Je ne comprends pas ce que je vois, mais cela doit avoir de la valeur. »

En réalité, ils n’ont pas été vraiment formés à la lecture d’une œuvre d’art. Ils n’ont pas la capacité ni les critères de comparaison, d’analogie. Ils reçoivent de l’information, mais n’ont reçu ni la méthodologie ni le référentiel visuel qui leur permettraient de juger de la valeur artistique de ce qu’on leur présente. Leur subjectivité vient en tout premier lieu de leur manque de formation. Les spécialistes eux-mêmes ne sont souvent pas bien formés. Par exemple, tel spécialiste écrira à propos du célèbre thème de La Cinquième Symphonie de Beethoven : « Nous avons l’impression que ce thème évoque le destin qui frappe à la porte…». Est-il bien conscient qu’il répète des clichés sans fondement, donnant ainsi de l’œuvre une vision simpliste et superficielle ? Un musicologue avec une formation pointue pourrait pourtant offrir une vision et une lecture intelligente de cette symphonie ; il commencerait par éliminer les idées reçues en remettant l’œuvre dans son contexte. Cela devient intéressant et parlant quand on découvre que le célébrissime thème de La Cinquième Symphonie est tiré d’une symphonie composée par un obscur compositeur français de la Révolution ! Beethoven rend en réalité hommage aux idéaux de la Révolution auxquels il croyait. Si le musicologue est doublé d’un compositeur d’exception, son approche sera encore plus juste et plus profonde, à condition bien sûr qu’elle soit libre de tout préjugé ou de toute jalousie.

Interrogé par un de ses amis, Ravel le surprit en répondant que la musique qu’il aimerait pour son enterrement était Prélude pour l’après-midi d’un faune de Debussy. Ravel expliqua que ce morceau avait atteint la perfection. En effet, aucune note n’est en trop, aucun passage ne souffre d’un manque d’inspiration. Ravel expliqua encore à son ami que tous les compositeurs avaient appris à colmater certains passages de leurs compositions à l’aide de toutes sortes d’artifices, pour combler et masquer les vides où l’inspiration manquait. Ce sont des artifices auxquels ont recours même les plus grands. Il va de soi qu’il faut être un compositeur chevronné, quelqu’un du métier, pour ne pas être dupe de ces artifices.

Mais il ne suffit pas pour autant d’être un artiste accompli pour être un excellent critique d’art. Pour Joukhadar, il faut faire preuve d’objectivité et d’abnégation, ce qui n’est pas le fort de la majorité des artistes, trop préoccupés par leur âpre bataille pour les places limitées au sommet. Il faut également avoir reçu une solide formation et surtout disposer d’une immense « banque de données ». Ceci était l’atout principal du grand critique d’art Zeri : une prodigieuse mémoire. En réalité, un bon critique d’art doit avoir le profil d’un membre du jury de championnat ou de grand concours : en général, une personne du métier exceptionnellement qualifiée, qui dispose de barèmes, critères et méthodes rigoureuses lui permettant de juger les candidats avec justesse et objectivité.

L’amateur d’art ou de musique pourrait se demander avec une pointe de désespoir : « Alors qui croire et comment s’y retrouver ? » En réalité et avec les critères précédents, l’amateur d’art fait un énorme pas en évitant de suivre intégralement et aveuglément telle ou telle autre autorité en la matière, exerçant ainsi son libre arbitre.

La sensibilité

Pour Joukhadar, le deuxième élément nécessaire, aussi bien aux spécialistes qu’à un amateur, est la sensibilité, c’est-à-dire la capacité à percevoir d’infimes nuances. Puisqu’il s’agit de voir et percevoir, un manque de sensibilité et de discernement constitue un lourd handicap; la différence fondamentale entre un objet banal et une œuvre d’art réside dans la richesse des nuances qui distingue cette dernière. Autrement, quelle serait la différence entre une assiette achetée au Monoprix et un plat Ming, un banal fauteuil et un Boulle ?

Cette capacité de voir les nuances peut être innée et très différente d’une personne à une autre. Mais elle peut également être l’objet d’un long travail de développement et d’affinement qui commence généralement sous la tutelle d’une personne expérimentée, ou au moyen d’ouvrages et de documentaires. L’effort personnel et la recherche prennent ensuite le relais. La personne commence par développer une sensibilité et une intelligence vis-à-vis d’une infinité de nuances de couleurs, apprend à leur donner un nom, découvre les matériaux, discerne les infinies possibilités d’une forme, de sa place sur une toile et le rapport d’un détail avec l’ensemble, et ainsi de suite. Ce long apprentissage, avec le cumul de savoir, génère une sorte d’entité à la fois intelligente et sensible, et malheureusement fragile et vulnérable. Pour Joukhadar, le propre de cette intelligence sensible étant l’ouverture d’esprit, elle peut être perméable. De nos jours, une sensibilité raffinée est continuellement envahie et agressée par des images et des sons, au travers des médias mais également dans tous les lieux publics, champions de la pollution visuelle. Comme l’on perd en raffinement, peu à peu sans s’en rendre compte, en fréquentant des personnes vulgaires et grossières, il en est de même pour la qualité de discernement et de sensibilité de la vue et de l’ouïe. Une telle sensibilité doit être protégée comme le serait une personnalité de grande importance.

Joukhadar note l’extraordinaire interaction entre les différents sens et facultés, car la beauté qui se manifeste sous différentes formes est finalement une. La sensibilité développée et affinée dans un domaine excelle au même niveau que dans un autre. Interaction qui l’avait jadis agréablement surpris, suite à un documentaire sur Maïa Plissetskaïa. Il était absorbé à la regarder dans Le Lac des Cygnes, hypnotisé par la grâce et le raffinement esthétique du mouvement de ses bras ondulant comme l’eau du lac. Juste après le documentaire, il a été surpris, en écoutant un morceau de piano joué par un des plus grands interprètes, de percevoir des imperfections qu’il n’avait pas discernées jusque-là. Il a compris que sa sensibilité s’était affinée au contact de cette danse extraordinaire, il s’est senti beaucoup plus exigeant, même dans son ouïe.

La sensibilité est intimement liée à la culture, et à l’intelligence pure, cérébrale, et aussi à une question de cœur. Une personne peut être insensible face à une œuvre d’art mais ressentir une grande sensibilité après une expérience douloureuse. L’expérience humaine est profitable à la sensibilité, du moment qu’elle n’est pas envahissante et qu’elle l’enrichit.

Joukhadar cite l’exemple de Léonard, qui avait un esprit de nuances extraordinaire, le distinguant d’autres artistes tels que Raphaël. La sensibilité excessive de Léonard lui permettait de distinguer ce qui est essentiellement beau dans un objet ou une personne, et de le faire ressortir de l’ensemble. Un grand connaisseur ou critique d’art doit développer cette sensibilité aux différences infimes qui font les grandes œuvres.

Dans le cas de la présentation d’une œuvre d’art, il s’agit moins de convaincre que de démontrer la valeur. Un expert chez Christie’s ou Drouot évaluant une pierre ou un bijou serait, au premier coup d’œil, capable de se prononcer sur la différence entre un bijou banal et une pièce d’orfèvrerie, une émeraude achetée sur un marché en Birmanie et une pierre précieuse de haute valeur. Pour les œuvres d’art, il y a des faux-semblants que seul un œil expert peut déceler.

En conclusion, L’appréciation d’une œuvre d’art ne peut se faire qu’à partir d’un bagage culturel, un acquis lié intimement à un développement intelligent de la sensibilité.