
Ni jeune ni âgée, la trentaine peut-être, elle était en compagnie d’amis ou de famille. Ils avaient profité d’un soleil passager d’octobre-novembre pour prendre le thé au balcon. Peut-être un sujet abordé, peut-être un son ou quelqu’un dans la rue, ou quelque chose d’autre, a déclenché une foule de souvenirs dans lesquels elle a commencé à glisser. Ils se sont levés pour raccompagner une personne à la porte ou peut-être pour voir le bonzaï acheté la veille. Trop pris par leur insouciante conversation, ils n’ont pas fait attention à elle. Seule, elle a continué à plonger dans ses rêveries et les entend de moins en moins. Le soleil s’est voilé et a laissé place à la fraîcheur ambiante de la saison. Elle pense à sa vie, à ce qu’elle aurait voulu, à l’autre, à ses anciens rêves d’un ailleurs. Elle regrette ses hésitations. Attendu, trop attendu…
Ni superbe ni laide, très réservée dans son habillement et sa coiffure : cheveux fournis, coupe vague, deux-pièces noir plat rectiligne, manches longues, col haut. Elle est assise, non adossée, droite, figée dans cette pose sage, cadrée, reflet de sa vie. Dans son port de tête strict et vertical se trouve beaucoup de retenue et de détachement. Il n’y a aucune inclinaison tendre, gracieuse ou expressive.
Ses épaules sont serrées, crispées par le froid dont elle tente de se protéger en cachant son avant-bras droit sous celui de gauche, et sa main gauche dans la jupe. Le balcon est suggéré par la perspective d’un garde-fou rendu par une simple diagonale brune sur la gauche du tableau. Il pourrait bien symboliser la barrière avec le monde extérieur, la raison qui l’a protégée mais aussi limitée.
Le tableau est savamment pensé sur le plan chromatique. Joukhadar a conscience que le fond blanc, qui est une particularité de l’aquarelle, serait bien peu conventionnel sur une toile. Il persiste et signe et insiste à enrichir la peinture sur toile en s’inspirant de certains des effets aérés et lumineux de l’aquarelle, en l’occurrence un vide blanc paradoxal sur le ventre.
Dans Au balcon, ce blanc ambiant et le gris verdâtre du froid humide forment le fond minimal. Joukhadar joue avec le mécanisme qui, en réalité, incite le regard à compléter l’espace blanc avec le gris.
Le regard est frappé par le contraste blanc-noir-gris, puis se porte sur une gamme de rouge violâtre en opposition au vert bleuâtre. Le noir et le vert bleuâtre, froids, s’opposent au rouge-violâtre, chaud. Le noir et le rouge-violâtre, ternes, s’opposent au bleu-vert lumineux. C’est l’idée des inter-réactions de deux et un dans un groupe de trois. Par ailleurs, quelques touches d’ocre, couleur de boue, expriment un certain trouble lié au monde matériel.
Le noir du deux-pièces, serait-il juste une couleur de saison ? Couleur stricte et respectable, exprime-t-il la retenue qui a caractérisé sa vie ? Se conformait-elle aux valeurs d’un entourage trop protecteur qui avait contrarié ses élans et souvent empêché de faire le premier pas? Ce noir serait-il celui d’un deuil véritable? d’un deuil symbolique ?
Le froid d’une légère brise qui pénètre les cheveux est rendu par l’étonnant mélange bleu-vert. Des frissons sur le torse et les bras sont rendus par des touches de bleus. Ce froid est également subi sur le plan existentiel et sentimental. Plusieurs touches de rouge sur le torse expriment des émois, une en particulier comme une coulée de sang qui avait coagulé évoque un pincement au cœur, une blessure.
Le visage est un concentré de virtuosité artistique et technique. Quelques coups de pinceau téméraires suffisent à créer une foule de nuances expressives et voulues. Tout comme cette extraordinaire tache unique qui forme les deux yeux et la bouche avec sa petite moue, tout en laissant une surface non peinte pour le nez. De façon étonnante, l’impression générale est celle d’une expression tendue, un regard tourné vers l’extérieur, vers un lointain horizon d’escapade.
Malgré l’absence de détails graphiques, on peut voir que l’ébauche de l’œil droit regarde au loin, au-delà du balcon. L’œil gauche est perdu dans un flou total où coulent le bleu et le vert des cheveux. L’épiderme s’est teinté d’un rouge violâtre en réaction à la fraîcheur ambiante. Le visage est toutefois comme fiévreux, voire enflammé par les émotions et le désir.
Cette flamme va-t-elle la libérer de ses hésitations ?
Œuvre-symbole,
Méditation sur un intense et universel moment d’humanité,
Recherche esthétique,
Virtuosité technique…