A cause d’un chagrin, d’une blessure ou peut-être par dépit, elle a pleuré. Sa dernière larme purifie son âme de toute amertume et dissipe la tourmente. Elle reprend confiance, retrouve une paix, une certaine philosophie et le courage d’aimer la vie. Elle prend un souffle profond et relève la tête, radieuse, belle, sereine.
Le thème pourrait rappeler une célèbre ‘ Femme qui pleure ‘, où Picasso exprime son regard sur une femme qui fait « sa » scène. Un regard d’homme dépassé par toute cette agitation, rebuté par la laideur de la mimique et des gémissements, dégoûté par les torrents de larmes et de sécrétions nasales que le ballet hystérique du mouchoir accentue. Si puissant qu’il soit dans son expressivité, le tableau de Picasso demeure pénible et négatif tant il fait un constat caricatural de la femme.
Avec le choix inattendu de l’instant de la dernière larme, Joukhadar a pris le parti de montrer dans cette ‘œuvre-symbole’ une femme ni faible ni grotesque. Il rend hommage à l’âme féminine perçue dans toute sa délicatesse, sa sensibilité et ses nuances les plus subtiles.
‘Juste après la dernière larme’ est un exemple typique de la démarche de Joukhadar vers l’essentiel : tout superflu est supprimé, sans pour autant tomber dans une sécheresse ou un triste dénuement esthétiques.
Ainsi, seules trois couleurs ont été retenues, deux opposées et une harmonique.
Un brun, couleur austère et automnale, exprime la douce mélancolie de cette belle âme. En opposition, le bleu frais du torse exprime l’impression de fraîcheur d’une bouffée d’air profonde qui met un terme aux chaudes larmes; c’est également le bleu d’une paix retrouvée.
Un certain optimisme et des idées positives teintent l’air ambiant d’un jaune qui illumine l’atmosphère comme un soleil d’après-midi d’automne. Ses reflets bienfaisants commencent à illuminer le front, siège de la pensée, et peu à peu le reste du visage, reflet des sentiments.
‘Juste après la dernière larme’ est conçue pour être englobée d’un seul regard. Tout élément distractif ou secondaire a été supprimé ; le regard est invité à plonger vers le visage. Le tronc, débarrassé de tout détail anatomique ou vestimentaire, est un flou vaporeux réduit au strict minimum.
Le cou exagérément allongé souligne la réaction de cette femme qui rehausse la tête et s’élève au-dessus de tout ressentiment. Un abord trop hâtif ferait penser à un hommage à Modigliani chez qui tous les éléments corporels sont systématiquement allongés, aussi bien le tronc, le cou ou le visage, abstraction faite du sujet. Or chez Modigliani, il s’agit d’une caractéristique stylistique, d’une signature, non pas d’un élément d’expression occasionnel tel qu’il est conçu par Joukhadar.
La coiffure est réduite à une sorte de croissant brun qui accentue le caractère graphique du visage où apparaît un jeu subtil de courbes: celles des yeux, celles des sourcils qui s’étendent jusqu’au bord du visage, celle du front et des pommettes qui peut se continuer dans la bouche.
Le triangle des yeux et du nez est très évasé, il s’inscrit dans un ovale horizontal opposé à l’ovale vertical de la tête. Si les yeux étaient fermés, la courbe supérieure qui les définit aurait été inexistante ou tout au moins estompée. Les yeux sont grands ouverts comme l’indique leur contour marqué. L’iris et la pupille auraient inutilement accroché le regard par leur concentricité, ils ont été supprimés pour exprimer un regard éperdu dans un monde intérieur. Par un jeu subtil d’ombres les yeux donnent l’impression de regarder droit, non pas le spectateur mais un ciel au-dessus de la ligne d’horizon.
Ces yeux réduits à l’essentiel peuvent sembler paradoxaux aux habitués des ‘yeux-signature’ joukhadariens, cristallins, limpides, spectaculaires. Paradoxe typique de la capacité de Joukhadar à faire abstraction de ses points forts pour avantager l’expression et l’esthétique.
Ce n’est qu’en s’approchant de l’œuvre que l’on voit émerger, au-delà de la première impression, un monde de nuances. Se révèle ainsi, à peine perceptible, la dernière larme. Elle est rendue par un surplus de liquide venu délaver le bord d’un œil, coule le long de la joue, des lèvres vers le bord du menton. Allusion à un célébrissime portrait?
En se rapprochant encore plus de l’œuvre, on découvre tout un ensemble complexe d’expressions en demi-ton rendus par des coups de pinceaux particulièrement assurés et astucieux, telle une légère crispation des zygomatiques et du menton. A peine quelques coups de pinceau ont suffi à rendre le relâchement de la lèvre inférieure, l’amorce d’un sourire et le frémissement d’un nez délicat.
Dans ce dialogue intérieur entre la douceur et la force, le sourire, à peine esquissé, semble porter la conclusion de ce moment d’humanité.