« Je l’ai fait dans une sorte d’état second. Je me souviens, j’étais absorbé dans une profonde réflexion sur la condition humaine, c’était deux ou trois heures avant le coucher du soleil. Je me souviens de tout, la terrasse où je me trouvais, l’éclairage, les couleurs, les objets, tout sauf le son, un silence absolu. Je suis allé à ma chambre, j’ai pris la première feuille qui me soit tombée sous la main et de la sanguine (matière que je n’avais jamais utilisée sauf lors de son achat un mois auparavant pour quelques rehauts sur un dessin furtif au stylo rouge). J’étais comme hypnotisé. J’ai commencé par dessiner un œil puis deux autres en dessous et j’ai continué un visage d’homme à partir d’un modèle féminin.
Ce visage a quelque chose de féminin et en même temps masculin au niveau du menton et de la mâchoire. En réalité, il n’est ni féminin ni masculin, c’est un être humain, une conscience. Soudain je me suis arrêté de dessiner, j’ai machinalement effacé le premier œil qui se trouvait sur le front. Pour moi il existe. Le visage ne présente aucune expression définissable, sauf un regard comme horrifié. En réalité c’est le regard d’une personne qui a atteint l’éveil par la mort physique et, de l’au-delà, regarde notre monde avec une conscience absolue sans pouvoir communiquer avec nous. Ce n’est qu’en comprenant son regard qu’on comprend le message qu’il essaye de nous communiquer. »
S. Joukhadar
Joukhadar a cédé cette œuvre à une grande collectionneuse. Il ne s’attendait guère à ce que cette sanguine soit appréciée. Il l’avait montrée en silence, lors de séances de projections de diapo, et a été plusieurs fois étonné de réactions spontanées. Ces personnes fascinées par l’impact de la projection faisaient une sorte d’osmose avec les œuvres qu’ils voyaient.
L’une d’elle, diplômée en philosophie s’est écriée avec émoi en voyant le visage : «si je le vois devant moi, je saurai que je ne suis plus de ce monde ! » Puis elle s’est excusée, en disant : « j’ai dû dire une bêtise » il répondit : « au contraire, c’est le meilleur commentaire que j’ai jamais entendu ». Lors d’une autre séance une femme a étonné Joukhadar avec ce commentaire : « c’est une personne qui a vécu et qui est morte peut-être mille fois, une personne qui sait et qui regarde notre monde avec ironie ».